Atelier
La Rantiala

La traversée d’un désert. Expérience biblique d’y goûter toute fécondité. J’ai commencé par 1m70 de tissage uni. Il ne se passe pas grand-chose en apparence mais la vigilance est de mise pour que le tissu prenne bien sa place, pour ne pas rétrécir ou élargir, pour rester régulier. Puis le temps des lignes noires arrive et ce champ de croix. Quelque chose d’un rythme advient, une musique silencieuse. L’oeuvre aurait pu s’appeler « variation pour croix ». Puis, après avoir tissé le motif central, j’ai dû changer de lot de laine écru et je me suis rendu compte que le nouveau lot était plus clair. Je me suis donc efforcé d’amener la nouvelle laine progressivement. Après un temps de contrariété, j’ai finalement accueilli cet imprévu dans la foi. Il n’est pas si surprenant que plus on élève le regard, plus on accueille de lumière. Ou alors, ce sont des exemples qui vous montre comment j’ai intégré à la tapisserie le leitmotiv de Vera Molnar : 1 % de désordre ou bien monotonie / symétrie / surprise.

Au début du tissage, sachant que le travail de Vera Molnar consistait en un travail quotidien de la ligne, (elle qui reprenait cette sentence de Pline l’Ancien « pas un seul jour sans une ligne) j’ai vite compris que je rejoignais déjà cette démarche par les lignes du tissage. Je la cite : « j’ai le sentiment qu’en faisant longtemps et beaucoup, arrive un moment de surprise. On constate alors que quelque chose s’est passé, un événement satisfaisant (…). C’est cela que je recherche toujours aujourd’hui, avec une pratique expérimentale par essais-erreurs, en faisant énormément de variations, en mesurant, en essayant de mesurer ce que j’ai fait » fin de citation. Ayant appris qu’elle entretenait avec l’écriture une relation forte, l’idée m’est venue de proposer une interprétation de son œuvre non seulement en textile mais aussi en texte J’ai toujours aimé faire plus qu’on me demande et je savais aussi que son travail avait fait l’objet de performance, ses dessins, par exemple, ayant déjà été chorégraphiés. J’ai alors entrepris de démarrer la composition quotidienne de poème sur métier à partir de douze mots, seulement 12 mots avec une liberté quant aux mots de liaison. Des mots choisis comme les ingrédients cachés de la tapisserie, des mots qui en gros conjuguent technique de la tapisserie et incarnation. On s’amuse comme on peut ! Vera Molnar aurait peut-être apprécié cet exercice en parallèle de son travail, elle qui voyait plus son travail dans le flux expressif quotidien que dans l’oeuvre, pourtant nécessaire. Je l’ai vécu en tout cas un peu comme un hommage, elle qui avait si souvent érigé l’hommage en méthode, entre Durer, Malévitch, Mondrian Cézanne. Elle est décédée à 99 ans en décembre 2023. Par ce travail, j’ai eu un peu le sentiment de la rencontrer et même de travailler à ses côtés. L’arrangement quotidien de 12 mots m’a finalement aidé à m’inscrire dans l’enjeu d’unité qui parcourt l’oeuvre de Vera Molnar. Dans un entretien, elle dit « En faisant coexister les formes les plus instables avec une structure des plus stables, j’ai obtenu une unité perceptuelle ». La question de l’unité est également je crois au coeur d’une quête spirituelle. Il y a là un profond point de convergence.

Pas d’infini sans clôture disait Christian Bobin. J’ai vécu cet exercice en parallèle du tissage comme une manière de compter les jours de tissage, 65. Chacun de ces poèmes est comme un instantané de mon humeur du jour, ma petite météorologie sur le métier, des jours sans et des jours illuminés. J’aime me dire que ces mots sont aujourd’hui intimement mêlés à la tapisserie. J’ai aussi vécu cette écriture quotidienne comme un exercice spirituel en résonance directe avec mon motif, autant de lignes, de nombreuses tentatives d’ajustement pour sonder l’inépuisable sens de la croix. Quelque chose d’une quête ? Mais finalement, il me reste une question : qui cherche qui ?

Copyright Clara Chichin / Hans Lucas